Behind the scene

Une vie à la Maison Dandoy


Notre rédactrice, Clara, rencontre Bernard Helson, ancien patron de la Maison et Patricia Nootens, qui y a travaillé toute sa carrière. Ensemble, ils reviennent sur leurs trente-sept années partagées à la Maison Dandoy.

Le rendez-vous a été pris à la boutique Dandoy des Galeries un bel après-midi de mai. Patricia est là bien avant l'heure. Lorsqu'elle aperçoit “Monsieur Bernard, elle s'exclame : “Vous avez pris des couleurs !” Après 37 ans à travailler avec quelqu'un, on connaît l'exacte complexion de son teint. Elle a vu juste, Bernard revient de quelques jours en Bretagne. Une fois installée en terrasse, Patricia commande un chocolat chaud avec une belle portion de chantilly. Quand on prend le goûter chez Dandoy, tout l'intérêt réside dans le fait de ne pas faire les choses à moitié.

Ils boivent et papotent pendant qu’Anne-Sophie Guillet, la photographe, tente de tirer quelques belles images. Comme je me tiens à l’écart pour ne pas être sur les photos, je n'entends pas ce qu'ils se racontent. Je m'en désole un instant : peut-être se disent-ils des choses qui auraient été super pour l'article. Et puis, à les regarder s'échanger leurs nouvelles avec tant d’enthousiasme, je me dis finalement que c'est très bien comme ça. Ça leur laisse le temps de le rattraper sans que personne n'y mette son nez. Le fait d’être à l’initiative de cet entretien ne me donne pas le droit de tout savoir, ni de tout raconter. De toute façon, la chorégraphie des touristes qui passent par vagues à la queue leu leu empêche Anne-Sophie de travailler et nous migrons rapidement au restaurant de l'hôtel des Galeries.

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Patrica était, jusqu'à son départ en pension l'année dernière, la plus ancienne employée de la Maison Dandoy. Elle est arrivée à 18 ans, en 1978, six ans avant que Bernard Helson entre dans l'entreprise familiale. L’année dernière, Bernard a fait un discours à la fête d’entreprise qui lui rendait honneur. Pour l’occasion, il a fouillé dans les archives et a retrouvé, amusé, un mot d’excuse de la mère de Patricia : sa fille, malade, ne pouvait pas se rendre au travail aujourd’hui. Comme tous les employés de la Maison Dandoy, Patricia l'a toujours appelé “Monsieur Bernard”, un savant compromis entre le trop formel M. Helson (son véritable patronyme) et le trop familier Bernard. Compromis qui incarne une époque où les distances entre patrons et employés dans les petites entreprises étaient différentes. C’est à travers cette époque que se sont étendues les carrières respectives de Bernard et Patricia. L'époque d'un management plus pyramidal voire un peu psychorigide.

Et Bernard peut en témoigner. Lorsqu’il est arrivé, en 1984, on ne pouvait rien changer. Aucune initiative spontanée n'était bien accueillie. Un jour, il a tenté de déplacer un miroir dans les bureaux de la rue au Beurre. Quand Valère Rombouts-Dandoy, son beau grand-père (je n’étais pas sûre de la manière dont on nommait le grand-père de son/sa conjoint·e, sachez qu’on peut aussi choisir de dire “beau-aïeul”), s'en est rendu compte, il lui a donné une demi-heure pour le remettre à sa place. On ne l’y a plus repris… Trente ans plus tard, Bernard et Patricia se rappellent les petites manies de Valère Rombouts-Dandoy, aux commandes de la Maison Dandoy avec sa femme Fernande Dandoy (la dernière à porter le nom) de 1932 à 1978. Pendant quelques instants, il est là avec nous. Personne n'a vraiment disparu tant qu'il y a des gens pour se rappeler de leurs manies.

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“Tu te rappelles de son sachet à beurre ?” Ils rient de concert avant de m’expliquer : il rangeait toujours le beurre dans un sachet précis. Ce sachet là (et pas un autre), il l'a longtemps conservé précieusement en disant à qui voulait bien l’entendre : “Vous savez, vous, combien ça coûte un sachet ?” Valère, c’est l’époque de la deuxième guerre mondiale, qui a laissé ses traces chez chacun. À ses yeux, il n'y a jamais eu de petites économies. Son fils Jean, qui lui a succédé, prenait (heureusement ?) les choses moins à cœur. À Patricia qui se demande tout à coup pourquoi, Bernard explique que tout ça le passionnait moins que son père. Brillant chimiste spécialisé en chimie alimentaire, il aurait pu travailler pour la NASA. On lui avait proposé de préparer les repas des astronautes pour les missions Apollo. Valère lui aurait rétorqué : “Tu as un commerce familial, pour quelle raison irais-tu dans l’espace ?” Et comme on reste souvent sans voix face à ce genre de mauvaise foi, il est resté. Il n’a cependant pas manqué de se lancer, depuis l’atelier, dans quelques expériences “extra-terrestre” si je puis dire, telles que ses fameuses biscottes aux algues. Patricia était là pour les goûter et omet de préciser comment elle a réagi à l’époque. Aujourd’hui, elle ose nous avouer qu'elle ne les avait pas exactement savourées. “C’était pas terrible”, nous confie-t-elle en chuchotant comme si Jean pouvait encore l’entendre et se vexer.

Ce management pyramidal, Bernard a tenté de le bousculer un peu. “Il n’y a rien à dire: Valère et Jean étaient des patrons respectueux et j’ai beaucoup appris d’eux. Mais quand j’ai pris la relève en 1998, j’ai voulu instaurer davantage de dialogue avec mes employés, m’en sentir un peu plus proche.” Patricia confirme : Monsieur Bernard, même après être devenu patron, venait tous les jours à l'atelier dire bonjour aux employés. À tel point que s’il y avait un jour où il ne passait pas, le lendemain, tout le monde lui demandait avec inquiétude : “Vous avez été malade Monsieur Bernard ?”

Pendant les 37 ans où ils ont travaillé ensemble, Patricia et Bernard ne se sont jamais disputés. “Avec Monsieur Bernard, me confie Patricia, on a toujours partagé la même vision des gens”. En face, Bernard acquiesce. Un jour, Patricia raconte à Bernard qu'elle est allée sur ma pension.be pour voir où elle en était de ses cotisations. Alors que Bernard lui dit que c’est une bonne idée et qu’il va faire de même, Patricia le regarde les yeux ronds “Mais pourquoi vous feriez ça ?”. Patricia rit en me confiant qu’il ne lui était même pas venu à l’idée qu'un jour Monsieur Bernard puisse lui aussi quitter la Maison Dandoy. Après tout, il y a travaillé 37 ans et elle n’imaginait plus la Maison Dandoy exister sans lui.

Patricia devait arrêter au printemps 2021 mais, fatiguée après un an de travail en temps de Covid, elle est allée trouver Bernard pour lui demander si ça l’embêtait qu’elle parte plutôt fin février. Émue, elle me retranscrit sa réponse : “Si ça va pour toi Patricia, c'est bon pour moi.” Bernard balaie d'une main la reconnaissance. Pour lui, qui a toujours été admiratif de l’énergie de Patricia et de son courage à toute épreuve, rien de plus normal. Si elle énonçait le souhait de partir, c'est qu'il était temps. Et d’ailleurs, Bernard aussi commençait à sentir qu’il avait fait son temps : il l’a suivie de peu.

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Après avoir vu Valère rester jusqu’à ses 82 ans, il se faisait une petite idée du bon moment pour partir. Il était temps de se reposer après avoir bataillé pour maintenir la barque à flot. Un tantinet ému, il m’explique les derniers temps difficiles. La pandémie de Covid et la peur, peur pour la société à laquelle il avait tant donné, peur que tout ce pour quoi il avait travaillé disparaisse. Il a passé quelques nuits blanches à redouter le moment où il aurait fallu licencier, mettre la clef sous la porte. Avec les boutiques du centre qui représentent 80% du chiffre d'affaires et l'absence quasi totale de touristes pendant deux ans, Bernard sait que la Maison Dandoy a frôlé le désastre. “J’étais devenue l’ombre de moi-même. Un jour, Alexandre, mon fils aîné (l’actuel codirecteur de la Maison Dandoy avec son frère Antoine) m’a dit : ‘Tu fais ce que tu veux mais tu prends trois semaines’”. Bernard a pris trois semaines, il est revenu et, avec ses fils et grâce à tous les employés de la Maison, il a réussi à relever la barre.

Quand il a jugé que l'avenir de la Maison n'était plus en danger, il a décidé qu'il était temps de laisser le flambeau à ses fils. Il voulait leur laisser la place avant qu'ils aient 50 ans, qu'ils puissent s'épanouir dans leurs propres décisions pour le futur de la Maison. Et puis, Bernard s'était fixé une limite : le jour où il ne serait plus possible de retenir la date d'anniversaire de chacun de ses employés, il faudrait partir. Ne vous méprenez pas : Bernard a très bonne mémoire, c'est juste qu’avec le temps, la Maison a grandi.

Comme Patricia et Bernard ont tous les deux quitté leur poste à la Maison Dandoy en 2021 (même si Bernard fait toujours partie du Conseil d'Administration), ils échangent sur leurs expériences respectives depuis. Bernard commence : “Pendant 37 ans, je me levais et hop, j'allais à la Maison Dandoy. Je vivais Dandoy, c'était ancré en moi.” Alors, il n’a pas pu s’empêcher, dans les premiers temps, d’aller la consulter ses mails trois voire quatre fois par jour. “Ne le dites pas à mes fils (Désolé Monsieur Bernard, ils risquent maintenant de le savoir) mais j'allais voir la compta, j’appelais les fournisseurs pour être sûr que tout se passait bien…”. Finalement apaisé quand ceux-ci lui ont assuré “Tout se passe comme quand vous étiez là Monsieur Bernard”, il a réussi peu à peu à décrocher. “J'y pense tous les jours mais j'en parle moins à ma femme et à mes fils. Peut-être même que j’arrive à les laisser tranquilles !”

Patricia est bien placée pour le comprendre. Pour elle aussi, Dandoy c'était une affaire de famille. À l'atelier, il y avait son mari devenu ensuite ex-mari, son ex-beau-frère et ex-belle-sœur et, quand il a eu l'âge de travailler, son fils aîné, Cédric. Celui-ci a d’ailleurs dû insister pour que sa mère arrête de l’appeler “mon grand” devant tous les employés de l’atelier. “Je comprends que tu aies eu besoin d'en parler. Après m'être arrêtée, je posais tout le temps des questions à Cédric. Il y a beaucoup de changement, je suis contente quand il m'en parle, c’est comme si je suivais tout ça à distance.” Même sa petite fille lui a déclaré un jour : “Mamie, moi aussi je vais travailler à la Maison Dandoy”. Elle connaît le prénom du chef de l'atelier et parfois elle demande à son père “Alors, comment va Guillaume ?”. Oui, conclue-t-elle, Dandoy, ça reste dans la tête.

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Et puis ils sont d’accord sur une chose : c’est très bizarre de passer tant de temps avec des gens et un jour, subitement, de ne plus les voir. Alors Patricia en profite pour souligner qu'elle est bien contente d'avoir revu Monsieur Bernard. “On s'écrit de temps en temps par mail mais ce n'est pas vraiment pareil.” “Oui, d'ailleurs vous êtes la seule à prendre de mes nouvelles !”, ajoute Bernard, reconnaissant.

L’entretien touche à sa fin. Je ne sais pas s'ils s'en sont rendu compte mais depuis le début, Bernard et Patricia oscillent timidement entre le vouvoiement et le tutoiement. Alors que je demande à Bernard s'il a commencé à écrire son Mémoire sur la Maison Dandoy, Patricia saute sur l’occasion “Ah, mais vous n'allez pas avoir besoin de ma tête pensante?” Bernard se met à rire : “Si, bien sûr, vous serez appelée au bureau, Patricia.”

Je suis prête à mettre ma main à couper qu’ils seront ravis de s’y retrouver.